Lettre de la COREIDOC n°13 – Le préjudice d’établissement
Bref historique
Le préjudice juvénile, apparu à la fin des années 70, était censé traduire le préjudice moral accru que subirait le jeune enfant atteint d’un handicap et tenir compte d’une gravité accrue des séquelles dont le jeune enfant peut avoir la perception.
Ce préjudice juvénile a peu à peu cédé sa place au préjudice d’établissement ciblant spécifiquement la situation d’une victime d’un grave accident et gardant un lourd handicap définitif lors de son entrée dans la vie adulte. Il traduit généralement l’impossibilité de créer une famille.
Définition Dintilhac
« Ce poste de préjudice cherche à indemniser la perte d’espoir, de chance ou de toute possibilité de réaliser un projet de vie familiale «normale» en raison de la gravité du handicap permanent, dont reste atteint la victime après sa consolidation : il s’agit de la perte d’une chance de se marier, de fonder une famille, d’élever des enfants et plus généralement des bouleversements dans les projets de vie de la victime qui l’obligent à effectuer certaines renonciations sur le plan familial.
Il convient ici de le définir par référence à la définition retenue par le Conseil national de l’aide aux victimes comme « la perte d’espoir et de chance de normalement réaliser un projet de vie familiale (se marier, fonder une famille, élever des enfants, etc.) en raison de la gravité du handicap. Ce type de préjudice doit être apprécié in concreto pour chaque individu en tenant compte notamment de son âge ».
Aspect indemnitaire
Ce type de préjudice concerne donc particulièrement les victimes jeunes atteintes d’un handicap grave. Ce préjudice doit être soigneusement distingué du préjudice sexuel, l’un n’entraînant pas systématiquement l’autre. Ainsi, une victime peut avoir conservé l’intégralité de ses fonctions sexuelles mais subir un préjudice d’établissement compte tenu de la lourdeur de son handicap.
L’importance du handicap est une condition nécessaire à l’indemnisation de ce préjudice, comme a pu le rappeler la Cour d’appel de Douai dans un arrêt du 31 mai 2016 (n° 132/16) :
« A l’appui de sa demande, M. B. expose en substance que son handicap de la main droite, dont trois doigts sont paralysés, l’empêche d’apporter à ses enfants, encore en bas âge, toute l’attention et les soins nécessaires, notamment pour les porter et assurer leur sécurité. L’expert, interrogé par le conseil de M. B. , a répondu à cet égard que : « M. B. a une limitation modérée de la capacité fonctionnelle de mobilisation de ses derniers doigts de la main droite dominant. Ses trois derniers doigts ne sont pas « paralysés ». Il présente une réduction de la dextérité optimale de sa main droite dominante. Celle-ci peut avoir une incidence sur son rôle parental mais sans réelle justification d’interdit…Prétendre que cette déficience partielle crée des bouleversements sur le projets de vie constitue une appréciation que l’expert n’accepte pas de prendre en considération ».
La Cour partage ce point de vue et considère que le niveau de handicap, ramené à sa juste mesure par l’expert, de M. B. ne peut en aucun cas occasionner un préjudice d’établissement ».
Toutefois, l’importance du handicap n’entraînera pas ipso facto l’existence d’un préjudice d’établissement. Par exemple, une victime d’un polytraumatisme avec traumatisme crânien (avec hémisyndrome gauche de la queue de cheval) pourra, compte tenu de sa situation familiale ou de ses capacités restantes, ne pas subir de préjudice d’établissement. C’est ainsi dans ce sens que la Cour d’appel de Toulouse, dans un arrêt du 19 octobre 2015 (n° 14/03853), s’est prononcée :
« Sans nier l’importance de son traumatisme, il convient de relever que selon l’expert il a retrouvé une autonomie suffisante pour assurer les activités élémentaires de la vie quotidienne, ses besoins de tierce personne étant d’ailleurs limités à 1 heure par jour. De plus il conduit. Il ne peut donc être considéré qu’il a perdu tout espoir de réaliser un projet personnel de vie. Sa demande d’indemnisation de ce préjudice sera donc écartée ».
On peut citer également une décision de la Cour d’appel de Dijon du 7 juin 2016, (n° 14/01162) : « mais attendu que le préjudice d’établissement consiste dans la perte d’espoir et de chance normale de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap ; qu’en l’espèce, monsieur L., au moment de l’accident avait une compagne et une fille, Alicia ; qu’une autre enfant, Mélissa est née postérieurement à l’accident ; que l’accident n’est donc pas à l’origine d’un préjudice d’établissement ; que par ailleurs, la séparation du couple survenue, suivant les pièces produites, courant 2012, ne peut, non plus que les difficultés de monsieur L. à exercer ses droits de visite et d’hébergement sur ses filles, être rattachées avec certitude aux conséquences de l’accident et ne peut donner lieu à indemnisation au titre d’un préjudice d’établissement ; qu’il y a lieu de rejeter ce chef de prétention ».
Dans un autre exemple, la demande est également rejetée par la Cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 19 mai 2016 (n° 14/01622) car la victime s’était mariée et que « rien ne s’oppose à ce qu’elle ait un jour des enfants étant rappelé que le siège de ses blessures est le membre inférieur droit et que la seule séquelle somatique retenue par l’expert est une perte de flexion plantaire ».
Dans certains cas, et notamment celui des jeunes victimes, les préjudices sexuel et d’établissement peuvent être liés. Ainsi, peut être cité un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 28 septembre 2015 (n° 13/20444), dans lequel la victime, jeune homme âgé de 24 ans au jour de l’accident, est atteinte d’une AIPP de 83 % (paraplégie haute, diminution des volumes pulmonaires, etc.). L’expert retient un préjudice sexuel certain et complet et un préjudice d’établissement malgré les prélèvements de gamètes effectués au CECOS. La cour d’appel retient que : « Compte tenu du jeune âge de la victime, son préjudice sexuel qui est définitif et complet selon l’expert, ainsi que son préjudice d’établissement, seront plus justement indemnisés par les sommes demandées de 60.000€ et 50.000 € ».
Dans une autre décision, la Cour d’appel de Chambéry, le 8 septembre 2015 (14/02619) a pu relever que : « Si l’expert a conclu ne pouvoir garantir qu’il existe une perte de chance de réaliser un projet de vie familiale, il a toutefois retenu l’existence de troubles importants de la mémoire et une forte irritabilité. A ces difficultés s’ajoutent les problèmes d’ordre sexuel ci-dessus évoqués, une éventuelle épilepsie, une grande fatigabilité et une perte de lien social attestée par la description de sa vie actuelle (isolé à Grenoble, peu de sorties, pas de petite amie en l’état). Ces éléments permettent de retenir l’existence d’une perte de chance de réaliser un projet de vie familiale que, par confirmation et compte tenu du jeune âge de la victime, la cour indemnise à hauteur de 10 000 euros ».
A l’inverse, le préjudice d’établissement peut être retenu alors que le préjudice sexuel est écarté. Tel est le cas dans un arrêt de la Cour d’appel de Besançon, du 26 janvier 201 (n° 14/01436) : « Attendu que les premiers juges ont fixé la réparation de ce poste de préjudice à 10.000 € en excluant l’existence d’un préjudice strictement sexuel ; que si le Fonds de Garantie conclut à la confirmation de la décision déférée de ce chef, Mme Ai Jung S. entend se voir allouer la somme de 1.500.000 € ; Attendu que l’expert relève tout d’abord que si les brûlures n’ont pas généré de retentissement organique au niveau de la sphère sexuelle, et n’ont atteint, ni le périnée, ni les seins , il indique néanmoins, à juste titre, que les séquelles cicatricielles étendues notamment au niveau du visage , du dos , du cou et des bras auront une incidence sur sa vie de femme et son avenir conjugal ; que si contrairement à ce que prétend l’intéressée, son état physique ne la condamne pas irrémédiablement au célibat, la perte d’estime et de confiance en soi participe de ce préjudice, qui doit être évalué en regard de la jeunesse de la victime ; Que si le principe d’un préjudice sexuel doit être écarté, comme l’ont considéré les premiers juges, en l’absence d’atteinte aux organes sexuels, à la fertilité, à la libido et au plaisir, celui d’un préjudice d’établissement est avéré ; que le professeur T. relève que les blessures physiques et psychiques générées par l’infraction ont eu un impact global sur la personnalité de la victime, sa relation à autrui ; que l’aspect inesthétique de ses blessures lui fait craindre de ne plus être ressentie comme désirable, générant une fragilité narcissique perturbant les rapports affectifs et caractérisant un préjudice d’établissement ; Qu’en regard des éléments de la cause, il convient de confirmer la décision entreprise en ce qu’elle a alloué une indemnité de 10.000 € en réparation du préjudice d’établissement et rejeté la demande au titre du préjudice sexuel ».
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 2 septembre 2015 (n° 13/07074) a retenu que : « Si aucun préjudice sexuel n’est établi par les documents médicaux versés aux débats, il existe un préjudice d’établissement, Mademoiselle Laëtitia H. étant incapable de s’occuper de sa fille, de tenir un foyer et de gérer ses affaires. Ces difficultés avérées réduisent notablement ses chances de recréer une vie familiale. Ce poste de préjudice sera indemnisé par la somme de 40.000 € ».
Ce préjudice peut être invoqué même lorsque la victime avait précédemment à l’accident fondé un foyer : « Vu l’article 1382 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ; Attendu que le préjudice d’établissement consiste en la perte d’espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap ; Attendu que pour débouter M. Frédéric X… de sa demande d’indemnisation au titre du préjudice d’établissement, l’arrêt retient que ce préjudice n’existe pas en l’espèce, puisque préalablement à l’accident, M. Frédéric X… avait fondé un foyer et qu’il a eu trois enfants, lesquels, selon l’expertise, continuent à lui rendre visite régulièrement en dépit de la rupture du couple parental ; Qu’en statuant ainsi, alors que le préjudice d’établissement recouvre, en cas de séparation ou de dissolution d’une précédente union, la perte de chance pour la victime handicapée de réaliser un nouveau projet de vie familiale, la cour d’appel a violé le principe et le texte susvisés » (Cass. Civ. 2ème, 15 janvier 2015, n° 13-27.761).
A jugé de la même façon la Cour d’appel de Douai dans un arrêt du 9 juillet 2015 (n°15/574). En effet, en l’espèce, la victime sollicite l’indemnisation de son préjudice d’établissement en « invoquant l’impossibilité d’avoir un enfant avec sa troisième épouse qui a dû subir un avortement thérapeutique d’un enfant conçu en période de traitement, l’impossibilité de souscrire des engagements financiers, la nécessité d’éviter les situations à risque et une vie sociale réduite ».
Les défendeurs font observer que « ce poste de préjudice ne répare que les conséquences du handicap sur la vie de famille et souligne que M. D. est déjà père de deux enfants et que sa troisième épouse avait 42 ans lorsque il l’a épousée ».
Les juges du fond retiennent : « Nonobstant le fait que M. D. ait eu des enfants d’un précédent mariage l’impossibilité d’avoir un enfant avec sa troisième épouse caractérise un préjudice d’établissement qui sera réparé par une indemnité de 5000 euros ».
Un autre exemple peut être relevé avec un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 9 juin 2016 (n° 15/13047) : « En l’espèce M. B. indique, et justifie, qu’à l’occasion de sa première union en 1995, il a eu deux enfants qui sont désormais majeurs, et qu’il s’est remarié en 2005 pour divorcer en 2007. A ce jour, les troubles sexuels qu’il présente, alors qu’il est âgé de 49 ans, obèrent de manière indubitable tout nouveau projet de vie conjugale, de telle sorte que ce préjudice doit être indemnisé à hauteur de 20.000 € ».
Autres exemples d’indemnisation du préjudice d’établissement :
• CA Lyon, 7 avril 2016 (n° 14/01908)
Dans le cas d’une victime de 31 ans à la consolidation, avec une AIPP de 80 % (problèmes neurologiques, médullaires, intellectuels, troubles locomoteurs, etc.), les juges du fonds ont indemnisé le préjudice d’établissement à hauteur de la somme de 60 000 euros « compte tenu du jeune âge de la victime et de la perte totale et définitive de la possibilité de promouvoir un projet de vie familiale retenue par l’expert ».
• CA Aix-en-Provence, 31 mars 2016 (n° 14/10689)
En l’espèce, la victime âgée de 34 ans à la consolidation a un taux d’AIPP de 30 % incluant une stérilité définitive inaccessible aux techniques de PMA.
Les juges du fond indemnisent le préjudice d’établissement à hauteur de 40 000 € au motif que : « Les séquelles entraînent une modification profonde du projet de vie familiale qui était le sien, vivant en couple avec un désir d’enfant partagé par son compagnon qui atteste l’avoir quittée car ne pas avoir d’enfant était inconcevable pour lui ».
• CA Besançon, 8 mars 2016 (n° 13/01903)
« Attendu que les séquelles massives de l’accident subi par Mme Estelle D., alors âgée de 30 ans, la privent d’un espoir de réaliser un projet de vie de couple et de fonder une famille, ainsi que le relève l’expert ; que rejetant la demande d’appréciation à la baisse de ce poste de préjudice formée par l’intimée, il y a lieu de confirmer le jugement qui a alloué à ce titre une indemnité de 60.000 €, conforme à la demande de la victime ».
• CA Besançon, 23 février 2016 (n° 15/00756)
En l’espèce, la victime, âgée de 38 ans lors de l’accident, a été amputée au niveau de la jambe.
Les juges du fond retiennent : « Eu égard aux répercussions que l’accident a eu dans la vie de couple de M. D., et du handicap occasionné, le préjudice d’établissement qui consiste dans la perte d’une chance de fonder un foyer et d’élever des enfants, est établi, nonobstant l’âge de sa compagne qui atteste qu’elle suivait un traitement quelques temps avant l’accident afin d’avoir un enfant ».
• CA Versailles, 21 janvier 2016 (n° 14/06581)
« Il est patent que le handicap spécifique lié aux troubles urologiques et sexuels constitue une difficulté supplémentaire dans la construction d’une famille, chez une femme de 32 ans, et ce préjudice sera réparé par la somme de 10 000,00 euros x 25 %, 2 500,00 euros ».
• CA Pau, 11 janvier 2016 (n° 14/0274)
« Ce poste est destiné à indemniser la perte de chance ou les difficultés accrues de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap. Il est indéniable que le lourd handicap de Monsieur Cédric G. rendra plus difficile la construction de ses projets de vie. D’ailleurs, la compagne qu’il avait à l’époque de l’accident l’a quitté. Le préjudice est donc actuel et incontestable. La décision de première instance qui a fixé ce poste de préjudice à la somme de 20.000 € dont 10.000 € revenant à Monsieur Cédric G. sera confirmée ».
• CA Paris, 17 décembre 2015 (n° 15/00084)
Victime de 17 ans lors de l’accident, avec une AIPP de 85 % (tétraplégie sensitive de niveau C6 et motrice de niveau C6-C7 bilatérale).
Les juges retiennent que « les séquelles présentées par cette victime réduisent notablement ses chances de réaliser un projet de vie familiale alors qu’elle n’avait que 20 ans à la consolidation de son état. Il lui est alloué en réparation la somme de 40.000 €, soit après application de la réduction du droit à indemnisation 30.000 € ».
• CA Paris, 25 novembre 2015 (n° 09/28446)
« La gravité du handicap de Monsieur R. réduit notablement ses chances de nouer des relations affectives et de réaliser un projet de vie familial alors qu’il n’avait que 25 ans à la consolidation des blessures et était célibataire. Ce poste de préjudice est indemnisé par la somme sollicitée de 30.000 € ».
• CA Nancy, 19 novembre 2015 (n° 15, chambre civile 2)
« Ce préjudice consiste en la perte d’espoir et de chance normale de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap. En l’état, il n’est pas possible d’affirmer que Mme Fathia L. ne fondera jamais une famille du fait de ses séquelles. Il faut néanmoins constater qu’elle vivait en concubinage lors de son agression et qu’au cours des années suivantes, elle n’avait plus de compagnon. A la date de la consolidation, elle avait 35 ans et vivait repliée chez ses parents, selon les termes employés par l’expert psychiatre. Ce chef de préjudice sera indemnisé par l’octroi d’une somme de 20 000 euros ».
• CA Amiens, 16 octobre 2015 (n° 14/03381)
En l’espèce, la victime d’une agression, âgée de 36 ans à la consolidation, demeure atteinte d’une AIPP de 90 % (tétraparésie spastique, retentissement moral).
La cour d’appel relève : « Comme le soutient Mme C. et l’ont pertinemment retenu les premiers juges, la gravité des atteintes subies par la victime ruine les espoirs de celle-ci de pouvoir reconstruire une vie de couple et de famille harmonieuse, espoirs légitimes en raison de son jeune âge, et l’empêche d’assumer de manière autonome l’éducation de sa fille, âgée de trois ans à la date de l’agression. Il y a donc lieu de confirmer la décision des premiers juges qui ont fait une exacte évaluation du préjudice subi de ce chef par Mme C. en fixant sa réparation à hauteur de 40 000 euros ».
• CA Poitiers, 23 septembre 2015 (n° 14/00002)
« Les circonstances de l’agression, son épouse ayant répandu de l’essence sur lui alors qu’il dormait, ont fait perdre à la victime tout espoir de faire à nouveau confiance à une femme, de partager sa couche avec elle et de fonder une famille, alors qu’il n’était âgé que de 27 ans. Ce préjudice a été justement réparé par l’allocation d’une somme de 25.000 € ».
• CA Aix-en-Provence, 10 septembre 2015 (n° 14/05597)
En l’espèce, la victime reste atteinte d’une AIPP de 60 % (anoxie cérébrale). La cour d’appel relève que « ce poste de préjudice, qui consiste en la perte d’espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap, est caractérisé par la nature même des séquelles de M. T. et sera intégralement indemnisé par l’octroi d’une indemnité de 40.000 € ».
Lettre n° 13 – Le préjudice d’établissement